
L’essor des données dans le football a été salué comme une révolution. Et à juste titre. Les clubs peuvent aujourd’hui anticiper les blessures, modéliser des schémas de jeu optimaux, recruter des profils précis. Mais derrière cette révolution se cache une standardisation rampante du jeu, qui menace l’identité culturelle même du football. À trop vouloir optimiser, on oublie de préserver ce qui rend chaque style de jeu unique : sa culture, son histoire, sa folie.
La data : un outil puissant, mais pas neutre
La data, c’est de l’information. Et comme toute information, elle est biaisée par ceux qui la récoltent, l’interprètent et l’utilisent. Depuis les années 2010, avec l’explosion d’entreprises comme Opta, StatsBomb, ou Wyscout, les clubs européens ont adopté des outils d’analyse de plus en plus sophistiqués : xG (Expected Goals), PPDA (Passes par action défensive), zones de heatmap, etc.
Le problème ? Ces modèles reposent souvent sur une vision du jeu « idéale », issue des clubs dominants d’Europe du Nord et de la philosophie du football total. Le pressing haut, la récupération rapide, la verticalité, la possession maîtrisée. Ce sont ces modèles-là qui sont valorisés dans les bases de données. Résultat : les entraîneurs, les recruteurs, les analystes cherchent tous à calquer cette vision.
Source : StatsBomb — How Data Has Changed Modern Football
Des clubs différents, des jeux identiques
Historiquement, le football était le reflet d’une culture locale :
- Le Jogo Bonito brésilien : dribbles, imprévisibilité, créativité.
- Le Catenaccio italien : défense basse, rigueur, contre-attaque.
- Le football total néerlandais : fluidité, intelligence collective.
- Le kick and rush anglais : impact physique, intensité.
Aujourd’hui, tout le monde joue pareil ou presque. Des blocs moyens-hauts. Un pressing constant. Des arrières latéraux qui rentrent à l’intérieur. Des milieux box-to-box. Et si un entraîneur essaie autre chose ? Il est rapidement marginalisé, voire moqué, comme Sam Allardyce ou même José Mourinho récemment.
Source : The Athletic — “Everyone Plays the Same Way Now”: The Death of Tactical Diversity?
L’effet Brentford et le modèle Red Bull : le football industrialisé
Le club de Brentford, en Premier League, a été un pionnier dans l’exploitation des données. Grâce à une approche rationnelle du recrutement (valeur marchande, rendement attendu, âge optimal), ils ont monté une équipe compétitive sans star. Red Bull, avec ses clubs satellites (Leipzig, Salzbourg), pousse cette logique encore plus loin : formation standardisée, philosophie commune, structure de jeu copiée-collée.
C’est efficace. Mais c’est aussi froid, désincarné. On joue un « football industriel », reproductible, sans attachement au terroir.
Source : The Guardian — Brentford’s data-driven rise and the culture behind it
IA, scouting algorithmique, et disparition des profils atypiques
Autre conséquence : les profils “hors format” sont évincés. Trop petits ? Trop lents ? Trop “imprévisibles” ? Ils ne rentrent pas dans les modèles. Le recrutement devient un filtre algorithmique.
Résultat : les numéros 10 classiques disparaissent, les dribbleurs solitaires sont remplacés par des « coureurs efficaces », et les attaquants sont évalués non pas sur leur créativité, mais sur leur xG/90 minutes.
Source : ESPN — Are we seeing the extinction of the classic No. 10?
Standardisation ≠ Performance maximale
Ce nivellement par le haut est une illusion. L’hyper-optimisation tue la surprise. Et dans un sport aussi aléatoire que le football (but sur une action de 10 secondes, jeu à faible score, forte variance), vouloir tout contrôler revient à rendre le jeu stérile.
On voit déjà les limites : beaucoup de matchs de clubs moyens ressemblent à des copies conformes, avec un 4-2-3-1 stérile, peu d’occasions franches, et très peu d’émotion.
Source : FiveThirtyEight — Why Modern Football is Becoming Predictable

Le football doit rester un miroir des peuples
Le football n’est pas qu’un sport. C’est un récit collectif. Un exutoire. Un art populaire. En le rendant trop rationnel, on lui retire ce qu’il a de plus humain : l’irrationnel, la passion, la transgression culturelle.
Ce blog ne rejette pas la data — au contraire. Mais il appelle à la lucidité : les données doivent servir le jeu, pas le formater. Elles doivent enrichir la lecture du football, pas effacer ses nuances culturelles.
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